Le Soir illustré : Le "nègre" et la petite japonaise

Roger Leloup a quarante-quatre ans. Depuis vingt-sept ans, il travaille dans la bande dessinée ; mais son héroïne; Yoko Tsuno, n'a vu le jour qu'en 1970. L'histoire du temps perdu ? L'histoire de la chance plutôt qui a permis à un dessinateur patenté de devenir un créateur. L'histoire d'une rencontre aussi, celle du public avec un personnage d'une richesse inattendue et de l'engouement qui a rapidement suivi. En quelques années, l'héroïne de Roger Leloup a atteint la notoriété. Et pourtant; il y q huit ans; il aurait suffi de si peu de chose pour que Yoko ne fasse qu'une éphémère apparition dans les pages du journal "Spirou".

On serait tenté d'écrire que Roger Leloup est un jeune dessinateur, nouveau venu dans la bande dessinée. Ses personnages, nous l'avons dit, n'ont commencé à évoluer dans les pages de "Spirou" qu'il y a huit ans à peine et la trame de ses deux derniers récits ("Les trois soleils de Vinéa" et "La frontière de la vie") est résolument - et audacieusement - moderne. Mais il y a vingt-sept ans qu'il vit dans la bande dessinée. Pendant près de vingt ans, il a été un "nègre", a travaillé dans des studios, collaboré à l'édification d'histoires portant des signatures prestigieuses sans que son nom apparaisse jamais. Il était la petite main ou plutôt le petit crayon.

Comme de nombreux auteurs de bande dessinée, Roger Leloup se destinait à la publicité. C'est pour cela qu'il était entré à l'Institut Saint-Luc et l'idée de faire de la B.D. un métier ne l'effleurait même pas. A se demander d'ailleurs s'il existe un seul dessinateur dans ce domaine qui n'y soit venu presque par hasard, tout au moins à une certaine époque.

Puis il rencontre Jacques Martin (Alix, Lefranc). En 1950, Martin digireait pour le compte d'Hergé une petite équipe chargée de réaliser des séries de chromos historiques représentant des avions, des voitures, des navires avec, en exergue, le personnage de Tintin. Les amateurs qui ont passé la trentaine se souviennent de cette collection "Voir et Savoir" dont on obtenais les chromos en échange de timbres Tintin. Cela donnait lieu dans les écoles à de curieuses tractations entre professeurs et élèves, les premiers échangeant des timbres Tintin contre des timbres postaux que les seconds récoltaient sur les enveloppes de "papa qui fait des affaires avec l'étranger" (conception pédagogique inattendue si l'on songe que tout le monde n'a pas un "papa qui fait des affaires avec l'étranger". Mais passons.)

Martin cherchait des collaborateurs et Leloup fit ainsi un premier pas, timide; dans la B.D.

- Ensuite, j'ai travaillé directement pour Jacques Martin. Je contribuait au coloriage des aventures d'Alix.
J'ai commencé à peu près à la motié de "L'île maudite". Puis ce furent les décors. Une rude école quand on sait la minutie, le soin scrupuleux que réclamait Martin de ses collaborateurs. Un apprentissage terrible mais qui portera ses fruits. La précision des décors dans les aventures de Yoko Tsuno est étourdissante. On a envie de dire que le maître a déteint sur l'élève mais il serait plus exact d'écrire "le patron sur l'employé. Un travail exigeant et pas toujours très drôle car Leloup avoue : "Je n'ai jamais été très emballé par la période gréco-romaine."

Après Martin, Hergé. Encore des décors, du coloriage. Et un création anonyme bien sûr : l'avion futuriste du milliardaire Carreidas dans "Vol 737 pour Sydney". Roger Leloup a ainsi passé vingt ans dans la bande dessinée sans en faire vraiment.

Puis il s'est décider à sauter le pas.

- Je commençais à en avoir assez, Hergé ne produisait plus qu'à un rythme très espacé. On ne faisait plus rien de nouveau. J'avais envie de changer et certaines circonstances s'y sont prêtées. Peyo (Johan et Pirlouit, les Schtroumpfs) avait ainsi créé pour le "Soir illustré" les personnages de Jacky et Célestin. Il avait demandé à Francis (Marc Lebut et son voisin) de les reprendre. J'ai travaillé avec ce dernier, faisant une partie du dessin. C'est dans cette histoire qu'est apparue la première ébauche de Yoko Tsuno qui n'avais alors qu'un rôle secondaire. Le hasard ou le destin interviennent une fois de plus. Alors que Leloup s'apprête à reprendre seul les aventures de Jacky et Célestin, le "Soir illustré" opte pour une autre bande dessinée. Une porte se ferme...
Une autre s'ouvre, s'entrouvre.

La maison Dupuis qui n'a jamais beaucoup prôné les histoires de science fiction, en cherche précisement une pour des raisons commerciales. Dupuis est en rapport avec un éditeur allemand et ils envisagent de faire paraître simultanément un récit de ce type dans leur journaux respectifs. C'est une chance à saisir tout de suite, sans attendre.

Entre-temps, Peyo a présenté Leloup à Maurice Tillieux (créateur de Félix et de Gil Jourdan avant de devenir le scénariste de nombreux héros). Peyo et Tillieux sont des fleurons de la maison Dupuis. Ils poussent Leloup à créér ses propres personnages. Au début Tillieux va même l'aider dans ses découpages, ses dialogues. Finalement, le contrat avec l'éditeur allemand ne se fera pas (s'il faut en croire les aventures de Gaston Lagaffe, il n'est pas aiser signer un contrat avec Dupuis). Mais les personnages de Leloup sont nés ; ils vivent sur le papier, il paraissent dans le journal.

La question que l'on pose inévitablement à un créateur de bande dessinée, c'est comment il en est arrivé à composer son personnage principal, qu'est-ce qui a contribué à le faire sortir du néant. Et tous d'avouer que cela ne se fait pas du jour au lendemain, qu'il faut souvent une longue gestation, que rien n'est plus fuyant, moins maléable que la matérialisation sur papier de l'idéee que l'on se fait de son héros. Yoko Tsuno, Leloup la cherchait depuis longtemps, l'édifiait, la composait lentement sans savoir s'il aurait jamais l'occasion de lui donner la vie.

- J'avais envie de dessiner une jeune fille un peu différente de ce qu'on avait fait jusqu'à alors, un peu énigmatique, une Asiatique au travers de laquelle je pourrais exprimer quelque chose de neuf, une sensibilité, des réactions auxquelles on n'était pas habitué. Dans mon esprit, Yoko devait être Chinoise. J'ai énormément d'admiration poru ce peuple. Mais cela aurait créé des problèmes disons politiques. Tout comme si j'en avais fait une Vietnamienne ou une Coréenne. J'ai donc décider d'en faire une Japonaise. Mais si j'y pensais depuis des années, il a été très difficile pour moi de lui donner un visage.

A noter que le dessin du visage et du corps de Yoko a évolué d'album en album. Elle s'est affinée, ses traits ont pris un modelé moins agressif, ont reflété davantage la douceur que la détermination. En un mot, elle est devenue franchement jolie.

- Ce personnage c'était tout mon espoir, après tant d'années. S'il n'avait pas "passé", je serais retourné travaillé chez d'autres dessinateurs.

Et Leloup fait cette confidence qui éclaire bien sa personalité : "Le bonheur de dessiner son personnage, c'est de dessiner son espoir, sa chance." Yoko a partir de 1950 se lance donc dans des aventures où se mêlent la science fiction la plus échevelée à la technique la plus précise. Leloup qui n'a pas la moidre formation en matière de techologie fait de son héroïne une électronitienne. Les décors se remplissent d'engins et d'instruments compliqués. Nous l'avons dit, les années passées dans le studio d'Hergé sont, à ce titre, payantes. A cela, il faut ajouter que Leloup est passioné de modélisme et qu'il apporte le même soin méticuleux à la réalisation de ses maquettes qu'à ses dessins.

Parlons à présent du dernier album des aventures de Yoko Tsuno : "La fontière de la vie". Il figure à part dans la production de Leloup, lequel aurait aimé d'ailleurs lui donne un sous-titre : "Roman en bande dessinée".
Pour raconter cette histoire, pour mener à bien cette tentative audacieuse, périlleuse, il lui fallait sa finesse, sa délicatesse, son souci constant de reproduire des sentiments, des émotions, des angoisses sans tomber dans le trucage ou l'exubérance. Le point de départ du recit est simple et tragiquement banal. Pendant la guerre en 1943, un médecin allemand perd sa femme dans un bombardement. A la fin des hostilités, sa petite fille de cinq ans est atteinte d'une balle tirée par un avion. Elle semble irrémédiablement perdue. Le père prends alors la responsabilité de placer son enfant dans un état de vie artificielle et de l'y maintenir jusqu'à ce qu'il trouve un moyen de la ramener à la vie. Pendant trent ans, placée dans une bulle qui freine son développement cellulaire, son sang purifié, nourri et oxygéné extra-corporellement, une petite fille vit, ou survit, ou exite (quel mot utilise ?)

- J'ai pris des risque. Je voulais raconter quelque chose de beaucoup plus humain que ce que j'avais fait jusqu'à présent. Dans cette histoire, il n'y a pas de héros tels qu'on les imagines habituellement dans la bande dessinée. Tout le monde, même Yoko, a peur, tout le monde doute. Personne n'est à l'aise dans sa peau. Je crois que je ne recommencerais plus jamais."

Peut-être. Mais grâce à "La frontière de la vie", Yoko a changé. Elle, lq dure-à-cuire, l'énergique, la meneuse, elle qui rabrouait ses compagons quand ils ne suivaient pas assez vite, quand ils ne comprenaient pas immédiatement ce qu'elle voulait dire, a atteint la maturité.

Roger Leloup a compris qu'une femme pouvait parfaitement être l'héroïne d'une bande dessinée sans pour autant être un garçon manqué.

Robert Rouyet, Le Soir illustré 1977

Illustrations:

page 1

Depuis qu'il dessine pour son propre compte, Roger Leloup a produit sept albums.

page 2

Yoko Tsuno : une jolie petite Japonaise, experte en matériel électronique.